Skip to content

Mois : octobre 2015

Coming Out

La journée passait comme un charme ; les cours s’étaient finis sans encombre, même mon 3 en Espagnol n’avait pas réussi à m’attrister. Enfin, je crois. De l’année de ma terminale, les souvenirs ne se bousculent pas. Le seul événement notable qui me revienne, c’est le prof de maths qui fut arrêté en janvier. On ne savait pas pourquoi. Certains disaient qu’il avait un cancer. D’autres disaient qu’il avait le sida. Parce qu’il était efféminé, avec une large barbe taillée. Alors, il devait être pédé. Pédé. L’insulte était tellement fréquente avec les copains que, faussement, je n’y prêtais aucune attention, mais à chaque fois qu’on me traitait, je craignais que mon secret fut découvert. Ce secret, c’était une souffrance sourde et amère. Un foyer incandescent qui brûlait mes entrailles chaque fois que je me masturbais en rêvant à des garçons couchants ensemble. L’année précédente, Canal+ avait diffusé sa première nuit gay. En catimini, j’avais enregistré le programme sur une cassette VHS que je cachais sous mon lit. Profitant de l’absence de mes parents, ou tard la nuit, lorsque je les imaginais endormis, je la regardais avec excitation. Et puis revenait ma bestiole : la honte. L’atroce honte de préférer ça aux films de cul devant lesquels mes copains se pognaient. De rage, un jour, j’ai pris la cassette et j’ai tiré la bande jusqu’à en faire un monticule devant moi. J’allais me libérer de cette malédiction.

C’est le mois de mars. Mardi soir, pas loin de mon anniversaire. J’ai encore seize ans. « Cette connerie d’être pédé, c’est une phase, c’est sûr, ça va passer. Ce n’est pas possible autrement, je flippe juste parce que je ne mate pas les filles comme les autres, mais ça va venir, ça va venir, c’est obligé ». Ce soir-là, Arte diffuse Fame. Le film d’Alan Parker. J’adore Alan Parker depuis que j’ai vu Midnight Express, loué dans le vidéoclub du village dans une version anglaise sous-titrée anglais. Dans sa prison, le héros tombe sous le charme d’un détenu suédois. Je crois même m’être branlé en pensant au moment où ils font du sport ensemble. Fame, je n’ai jamais vu, mais je connais la série. Alors, j’ai envie de le regarder. Et au milieu du film, je fonds en larme. Le rouquin, qui deviendra le docteur Romano dans Urgences, va chez son psy. Il explique qu’il est homosexuel et raconte : « J’ai toujours pensé que c’était une phase, que ça passerait, mais ça ne passe pas ». Horreur. Ça ne passera donc pas ? Le reste du film, je ne le vois pas. Je suis tétanisé. Au quatrième cercle de l’Enfer. Je serais… gay ?

La journée passait comme un charme ; l’été approchait, les révisions du bac aussi. Avec les copains, nous préférions barboter dans l’eau plutôt que de potasser les cours. Alors ma mère me faisait les gros yeux. « Elle sait ». Ce jour-là, je rentrais des cours, et jetais mon sac sur le lit de ma chambre. Ma mère entra. Elle semblait moins fière que moi de mon 3 en Espagnol. « Qu’est-ce qui se passe, Romain ? Tu sais que tu as le bac à la fin de l’année ? Tu crois que tu vas l’avoir avec des notes pareilles ? » « Ça va, c’est une option, m’en fous, rien à battre ». « Romain, qu’est-ce qu’il se passe ? » Ma tête flancha sur le côté, lestée par ma bestiole, la honte, qui m’accablait depuis tant d’années déjà. Un torrent de larmes retenues tout ce temps se déversa le long de mon visage. « Ça… Ça ne va pas, non ». « Dis-moi ? ». « J’ai peur, j’ai peur que tu me rejettes ». « Jamais ». La cohorte de sanglots étouffait ma voix. « Je crois que j’aime les garçons, maman, mais je ne veux pas être comme ça, je ne veux pas, je t’en prie, aide-moi, je ne veux pas être comme ça ». « Ce n’est pas grave, je t’aime quand même, je vais t’aider ». « J’ai peur que ça ne passe jamais et que je sois comme ça toute ma vie, ça me fait peur, je t’en prie, je ne peux pas vivre comme ça, c’est trop horrible, maman ».

À cet instant, je crois m’être effondré par terre, tremblant de tous mes membres, j’ai dû pleurer encore, j’imagine. Je ne sais pas vraiment. J’ai oublié.

Quelque temps après, ma mère m’a emmené voir un psychologue pour adolescents. Je pensais qu’il allait me « changer », je n’ai jamais su si ma mère fondait le même espoir. Le jour où je suis entré dans son cabinet la première fois, je me suis assis à l’opposé de lui. Il m’a regardé et m’a demandé pourquoi j’étais là. J’ai pleuré. Et j’ai répété mon texte : « Je crois que j’aime les garçons et je ne veux pas vivre comme ça, je vous en prie, changez-moi ». L’homme m’a regardé. Doucement, il a pris son temps, je pleurais sans bruit, un mouchoir roulé en boule dans ma main. « Romain, il faut que tu saches absolument ça : je ne peux pas te changer, personne ne peut. Mais je peux t’aider à t’accepter ».

Ma mère vint me chercher et nous restâmes silencieux tout le chemin du retour. Arrivé dans ma chambre, j’ai pleuré encore et encore, persuadé que j’allais mettre fin à mes jours, la douleur était si forte, insoutenable.

Malgré mon 3 en Espagnol, j’ai eu mon bac. Je suis parti faire des études dans la grande ville. J’ai encore vu l’homme plusieurs fois, c’était douloureux, sa lucidité m’avait détruit et je le détestais intérieurement. Et puis, je suis parti plus loin et il a disparu de ma vie. Je ne me suis pas accepté tout de suite, ça a été une longue lutte, encore aujourd’hui.

De cet homme, je ne sais plus rien. Je me souviens vaguement de sa tête. Mais je n’ai qu’un seul regret : celui de ne jamais pu lui avoir dire « Merci ».