De 2011 à 2013, Gaston Petipetons était journaliste dans un magazine consacré à la télévision(1). Après son licenciement, il a disparu de la surface de la planète. Où ? Nul ne le sait. Quarante ans plus tard, en rangeant les affaires de son mari pour les mettre au grenier, sa veuve a retrouvé des cahiers qu’il rédigea tout au long de cette période et qui constitue un témoignage bouleversant sur le métier de journaliste au début de ce millénaire, à l’heure où la presse balbutiait sur Internet et où le modèle économique du « papier » périclitait lentement mais sûrement. Elle nous les a confiés. C’est ce que nous vous proposons de lire aujourd’hui.
Par respect pour son auteur, nous retranscrivons ces cahiers tels qu’ils ont été rédigés et dans l’ordre de leur écriture qui ne suit, semble-t-il, pas l’ordre chronologique des événements.
Que toutes les nouvelles générations de journalistes y trouvent ici un manifeste vibrant sur ce métier magnifique ainsi qu’une source d’inspiration pour l’avenir.
(1) la télévision était un support de projection (souvent familiale, installée dans le salon) qui permettait à tout un chacun de profiter de vidéos dans un ordre prédéfini par une série de producteurs regroupés ensemble sous l’appellation de « chaîne ». Un peu comme une liste de lecture sur YouTube aujourd’hui.
Le premier épisode.
Le second épisode.
Lundi 23 avril 2012
Le journal est enfin sorti, je respire. J’ai quand même un peu peur de ce qu’il va se passer maintenant, mais au moins, la star a eu sa couverture. Il y a deux mois, le chanteur en vogue K Ramel sortait un nouvel album. On a demandé une interview à la maison de disque et – comme d’habitude – un petit jeu de dupe s’est mis en place. Ça ressemble à du marchandage de tapis par téléphone. L’attaché de presse nous dit : « c’est ok pour l’interview, MAIS il fait la couverture du journal ». Alors, comme à mon petit niveau, j’ai aucune marge de manœuvre, je dois aller voir la chef dans son bureau qui dit en général : « C’est nous qui décidons de la couverture, pas eux ». Alors, je reviens au téléphone, je bafouille du : « Oui, non, peut-être, vous comprenez, c’est difficile de s’engager ». Alors, l’attaché de presse répond : « Très bien, pas d’interview ». Conséquence, je retourne dans le bureau de la chef. Et ainsi de suite. Souvent, j’ai envie de dire à l’attaché de presse : « Appelle ma chef, elle te dira », mais la chef n’aime pas répondre au téléphone. Son objectif à elle est simple : avoir l’interview sans promettre la couverture. L’objectif de l’attaché de presse est simple : avoir la couverture. Mon objectif est simple : ne pas me faire virer.
Finalement, ma chef accepte la couverture. Enfin, c’est pas très clair, elle a pas vraiment dit « oui », on m’a surtout demandé de mentir pour avoir l’interview. On organise tout de même une séance photo pendant laquelle il y a bataille entre le photographe et moi : je veux 45 minutes d’interview, mais le photographe veut deux heures pour les photos et on a l’artiste pour une heure et demi.
Après des palabres interminables, j’ai mon interview, on a les photos (reste encore à les faire voir à l’artiste pour validation) et, roule ma poule, tout est bon pour la couverture du numéro 1853. Cool, cool, cool.
Patatatras, l’artiste en question publie sur son compte Twitter une demi-heure après la séance photo : « Je fais la couverture du prochain magazine machin ». Ce faux-pas devient le prétexte idéale pour ma chef : « On ne fera pas la couv sur lui ». Parce que dans la presse magazine comme la notre, on est à couteaux tirés sur les couvertures. C’est la clef de voûte de tout notre système. Et c’est un secret jalousement gardé par chaque titre. Une information confidentielle au plus haut point. Si un concurrent connaît notre couverture, c’est comme si Al-Qaeda avait vent des prochains tirs américains au Pakistan.
Finalement, avec trois semaines de retard (et quelques engueulades avec les attachés de presse), on décide tout de même de faire la couverture avec K Ramel. J’écris l’interview, je donne mon texte, je le réécris, il est validé et passe en maquette.
Pendant ce temps, ma chef, le directeur artistique et le rédacteur en chef adjoint cogitent sur la couverture. J’aime pas trop ça, car du coup, je suis en première ligne d’infanterie : une connerie, une erreur, quoi que ce soit, c’est pour ma gueule. Alors, quand on me convoque pour discuter de la phrase d’accroche, je suis dans mes petits souliers.
- Gaston, tu peux venir ?, me demande-t-on
- J’arrive. Oui ?
- Qu’est-ce qu’il t’a dit K Ramel dans l’interview ?
- Bah, pleins de trucs. Mais bon, j’ai quasi tout mis.
- Dans tes chutes, il y a : « Je me suis battu pour revenir au top ! » ?
- Je crois pas, non. Je vais vérifier.
Je retourne à mon bureau, réécoute l’interview. Vaguement à un moment, j’ai : « J’ai énormément bossé ces dernières années ». Je reviens, je le propose, mais ça grimace.
- T’es sûr qu’il a pas dit : ‘Je me suis battu pour revenir au top’ ?
- Bah non…, je réponds.
- Mais c’est ce qu’il voulait dire, non ? C’est dans l’interview en filigrane ?
- Oui, on peut dire ça, oui. Mais je lui ai pas demandé s’il s’était battu pour revenir au top.
Finalement, on me dit de changer une phrase de l’interview pour glisser cette réponse. Je change mon texte et j’écris : « J’ai beaucoup bossé pour renouer avec le public », je le donne à relire à ma chef, toujours au bureau du directeur artistique, affinant l’angle d’inclinaison de la police de l’accroche (un magnifique enculage de mouche qui doit changer drastiquement le nombre de vente).
- Gaston, non. K Ramel a dit : « Je me suis battu pour revenir au top ». Donc, je veux que tu écrives : « Je me suis battu pour revenir au top ».
- Mais, j’ai réécouté tout l’interview et à aucun moment il ne le dit.
- Je ne te demande pas de réécouter l’interview. Je te dis qu’il l’a dit. Et maintenant, tu vas l’écrire.